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Publications du laboratoire CRH-LAVUE
Henrio, Yannick
Revue en ligne Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l'économie globale
Compte rendu de lecture de Saskia Sassen
Date de parution : 2016
Revue : lectures.revues.org
Date de parution : 30 mars 2016
Éditeur : ENS Lyon
Collection : [http://lectures.revues.org/20473->http://lectures.revues.org/20473]
Domaine : Sociologie de l'espace
Dans Expulsions, la sociologue et économiste Saskia Sassen, spécialiste de la mondialisation, auteure notamment de Global City, où elle faisait déjà le constat d'une polarisation des inégalités sociales et économiques dans les villes mondiales, poursuit sa réflexion et émet l'hypothèse que « sous les aspects nationaux des diverses crises globales se manifestent des tendances systémiques émergentes, formées par une dynamique fondamentale élémentaire » (p. 19). L'« expulsion » serait l'expression de cette dynamique (p. 11).
Au travers de quatre chapitres, l'auteure égraine des dégradations et des agressions subies par les humains et leur environnement, dressant une liste assez complète des divers effets de la globalisation économique. Si les chapitres ne s'enchainent pas réellement, ils se répondent, dans un va-et-vient constant qui témoigne de la difficulté à aborder un phénomène global et multiple. Le dernier chapitre, « Terre morte, eau morte », se présente comme un catalogue thématique des espaces contaminés, stériles et inhabitables. Le fil rouge qui relie les chapitres précédents est la dimension particulière de l'évolution économique, la « tendance systémique souterraine » (p. 17).
Dans le premier chapitre, « Économies déclinantes, expulsions croissantes », l'auteure fixe aux années 1980 le début d'un emballement mondial dans l'exploitation des hommes et des ressources, par la généralisation de nouvelles formes de division sociale du travail (généralisation de la sous-traitance, délocalisation) ainsi que d'opérations financières complexes et globales. Plus qu'une révolution, c'est une accélération de l'exploitation des ressources (y compris humaines), résultat de comportements de plus en plus prédateurs des classes sociales supérieures. Selon Sassen, celles-ci sont constituées « non pas tant d'élites prédatrices que de “formations” prédatrices, qui combinent élites et capacités systémiques ; au sein de ces “formations”, la finance joue le rôle de catalyseur qui tend vers une concentration extrême » (p. 26). La marque de ce renouvellement du principe d'accumulation primitive se retrouve donc dans l'hyper concentration des richesses aux mains de 1% de la population, résultant d'une réorientation des économies et du passage d'un système socio-économique majoritairement intégrateur (surtout dans les pays de l'OCDE), à un système majoritairement expulseur. Ce passage de l'incorporation à l'expulsion résulterait d'un système économique mondial plus préoccupé par la maximisation des profits financiers que par la nécessité de répondre aux besoins des peuples et des individus.
De plus en plus, ce système socio-économique global expulse des personnes de la sphère du travail (chômeurs, précaires), expulse des ménages de leur logement (expulsions locatives et saisies), expulse des individus de la société (exclus, vulnérables, prisonniers), voire du monde (suicides), et expulse encore des populations de leurs terres d'origine (déplacements et mobilité imposés), voire de leurs territoires nationaux (migrants, réfugiés). Cette notion d'expulsion qu'apporte l'auteure s'applique aussi aux entreprises nationales et locales (délocalisations), aux territoires (ravagés, dégradés, pollués, privatisés) et aux ressources (surexploitées, épuisées). L'expulsion traduit alors le fait que des entités soient captées, retirées du bien commun, de la biosphère, confisquées aux États et à la société, au seul bénéfice d'un système économique omnipotent et profondément inégalitaire. L'austérité imposée aux peuples et aux nations témoigne de cette logique. Pendant qu'on augmente les impôts sur les revenus des citoyens et les taxes à la consommation, pendant qu'on abaisse le niveau des aides et des protections sociales, les sociétés financières et les entreprises multinationales obtiennent la levée de toute forme de contrainte par la dérèglementation, payent de moins en moins d'impôts, légalement ou illégalement, privatisent des pans entiers du secteur public, « titrisent » massivement les crédits et les hypothèques, et finalement imposent leurs volontés aux nations et aux peuples. Cela marque une nouvelle étape d'un système économique qui a peut-être atteint ses limites. Étonnamment, l'illusion du progrès fonctionne encore car on continue de mesurer la réussite et le progrès des États et de la société à l'aune de l'augmentation du PIB et de la croissance.
Dans le deuxième chapitre, « Le nouveau marché global des terres », Sassen décrit en détail le système de transaction de terres achetées à des États pauvres par des États riches et des entreprises multinationales. Si ce commerce n'est pas nouveau, la nouveauté est dans l'extraordinaire augmentation du nombre de transactions et de surfaces achetées depuis le début des années 2000 [[200 millions d'hectares de terres ont été achetées dans le monde entre 2006 et 2011.]]. L'origine de ce phénomène remonte, selon l'auteure, d'abord à l'affaiblissement des États les plus vulnérables, qui pendant des décennies ont été soumis aux contraintes et aux exigences de l'OMC au nom du libre-échange, ainsi que du FMI et de la Banque mondiale, au nom de restructurations prétendument nécessaires des économies de ces pays endettés et vulnérables. La faiblesse des États pauvres n'est donc pas endogène, elle est avant tout le résultat d'un « régime disciplinaire » d'austérité économique imposée. En diminuant les dépenses publiques, en privatisant les services publics et en ouvrant les marchés nationaux et locaux à la concurrence internationale, ce régime n'a fait qu'affaiblir d'avantage les pays déjà les plus faibles et augmenter leur taux d'endettement. Les États, liés par des emprunts aux organismes internationaux (FMI, Banque mondiale) et aux banques privées sont alors contraints de vendre leurs terres ou d'accorder des droits d'exploitation à d'autres États ou à des compagnies étrangères privées, afin de rembourser leurs dettes. La dette devient un outil de restructuration des économies ; devenues incontournables, les banques et les structures financières privées auprès desquels les États sont contraints d'emprunter fixent leurs exigences et imposent leurs lois.
Les États perdent donc de leur souveraineté en appliquant des politiques imposées depuis l'extérieur et en vendant (donc en perdant) des surfaces de plus en plus importantes de leurs territoires. La finalité véritable du remboursement de la dette est donc de réorienter les économies en imposant aux pays débiteurs de vendre leur patrimoine, leurs ressources, leurs terres, et de privatiser un maximum d'entreprises et de services favorisant l'enracinement d'un capitalisme avancé.
Le troisième chapitre, « La finance et ses capacités : la crise comme logique systémique », aborde la financiarisation de l'économie. Sassen distingue d'abord la finance qui investit dans des activités économiques potentiellement « bénéfiques » et contribue à des projets profitables pour la société (écologie, technologie médicale), de celle, nocive, qui contribue à des projets potentiellement nuisibles (armement, chimie). Mais l'une et l'autre relèvent de la finance « matérielle », à laquelle s'oppose aujourd'hui la finance « immatérielle », fondée sur l'échange de produits dérivés (forme de dette complexe qui tire sa valeur de divers types de dettes, d'immeubles ou de terres agricoles), dont les bénéfices sont réinvestis dans des produits et des outils financiers, en vue d'accroitre toujours davantage les gains, dans une chaine sans fin et déconnectée du monde réel de la production.
Avant la crise de 2008, la valeur totale des produits dérivés était de 600 000 milliards de dollars, soit 10 fois le PIB[[ Valeur ajoutée réelle produite annuellement par les sociétés, les États et les entreprises, mesurée selon certains critères définis par les acteurs économiques.]] mondial. Suite à la crise, le PIB mondial a chuté tandis que la valeur des produits dérivés n'a cessé d'augmenter. L'orientation économique et l'organisation du système économique sont donc, mais ça nous le savions déjà, au service de la finance globale. La titrisation des prêts hypothécaires aux États-Unis en est un bel exemple. En effet, la finalité de ces prêts n'était pas de permettre à des ménages de devenir propriétaires mais de leur faire signer des contrats permettant, par des montages financiers complexes, de transformer de la dette en titres échangeables. La valeur du bien à l'origine de la signature n'avait aucune importance ; ce qui comptait pour les banques, c'était de contracter le plus de prêts possible pour créer de la valeur, en vue de transformer ces prêts en titres échangeables. C'est pour cette raison que tant de prêts ont été consentis à des ménages insolvables. Un pas a donc été franchi puisque ce n'était plus les intérêts du prêt ou la valeur des biens hypothéqués qui créaient la valeur, mais bien le prêt lui-même en tant que titre négociable.
Tout ceci témoigne d'une forme d'autonomisation de la sphère financière, où les moyens (outils de la finance) deviennent une fin (maximisation des profits financiers). Ainsi, la sphère financière détermine et impose ses lois (politique de l'austérité, création de dette, titrisation) aux autres sphères de la société, et elle est à peine ralentie par les crises successives.
En conclusion, Sassen s'interroge sur les effets d'un système économique mondialisé qui expulse tant. Les expulsés devenant une vaste masse majoritaire, ils pourraient à terme recomposer une autre logique économico-sociale, à l'écart du système actuel, dans un nouvel espace qu'elle invite à conceptualiser, sans autre précision.
Ces conclusions témoignent de certaines faiblesses dans la critique, voire dans l'analyse. Plus exactement, elles déçoivent alors qu'elles auraient pu prolonger l'œuvre de Fernand Braudel [[Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2008.]], La dynamique du capitalisme en ouvrant des perspectives renouvelées. Le travail de l'auteure se limite parfois à une succession d'exemples, certes très pédagogiques et très fournis, mais qui laissent des vides dans les raisonnements et les questionnements macroéconomiques. Ainsi, lorsque l'auteure entame une comparaison des économies capitalistes et communistes (planifiées), elle s'arrête au parallèle de leur orientation, alors que Pierre Kende [[Pierre Kende, L'abondance est-elle possible ? Essais sur les limites de l'économie, Paris, Gallimard, 1971.]], dès la fin des années 1960, annonçait déjà la mort programmée des deux systèmes, fondés sur la surproduction et la croissance. Par ailleurs, l'auteure s'en tient à distinguer la « bonne » croissance, classique, de la « mauvaise » croissance, prédatrice, sans questionner plus avant la notion de croissance. Les liens avec des notions essentielles du libéralisme économique telles que « la destruction créatrice » (Schumpeter)[[Joseph Schumpeter, Théorie de l'évolution économique : Recherches sur le profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, Dalloz, 1999.]] ou la servitude (Lordon)[[Frédéric Lordon, Capitalisme désir et servitude, Paris, La Fabrique, 2010.]] auraient mérité d'être abordés, notamment pour permettre une meilleure compréhension des « tendances systémiques souterraines ». Bien que cet essai soit riche en informations et qu'il s'appuie sur de très nombreuses sources et statistiques, sa thèse et son raisonnement nous laissent sur notre faim, par l'absence notamment de l'étude du rôle des politiques des États (Losurdo)[[Doménico Losurdo, Contre histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2014.]].
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