Le 01/12/2023

ENSA Paris-Val de Seine
3/15, quai Panhard et Levassor
75013 Paris

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LECTURE-RENCONTRE AVEC JEAN-LOUIS GIOVANNONI

Dans le cadre du cycle "Secrets de Fabriques", lecture-rencontre avec Jean-Louis Giovannoni : "L’invention de l'espace. Comment y demeurer". L'écrivain poète évoquera les rapports du corps à l'espace et à la spécificité de chaque lieu. Discutant : Cyrille Faivre

L'espace est avant tout une multitude de données physiques avec lesquelles nous entrons en contact immédiat.
Ce n'est pas un simple vis-à-vis, une image, quelque chose uniquement à voir, qui se tiendrait là en face de nous, mais avant tout un sol.

Nous sommes avant tout dans l'espace, je dirai même en l'espace ; plongé en lui. J'irai jusqu'à dire que nous sommes composés d'espace. Il est donc avant tout pluriel et d'apparences multiples. Il est fait d'air, de solides, de liquides... mais aussi de surfaces. Nous sommes donc à la fois : en, sur (sol) et ce sur peut être aussi un contre. Un tout contre que le toucher de pieds et mains nous révèle.
Le sol est partout et même en nous. Sans ce support, rien ne pourrait se tenir à sa place. En fait, lorsqu'on dit que l'on sort dehors, on devrait préciser : que le dehors est un dedans qui nous accueille. Quand on sort dehors, on sort dans un nouveau dedans, allant ainsi d'un dedans à un autre.

Le point d'appui, le comment ça tient et le où ça se tient, que ce soit le sol des objets, des bâtiments, des montagnes ou des océans... mais aussi celui des hommes, des animaux, des oiseaux, des poissons - en somme : qu'est-ce qui nous tient ?
L'appui interne, propre à chaque sujet, peut-être diffère-t-il d'une personne à une autre ? Nous n'aurions alors pas le même appui interne? Voire aucun, est-ce possible ?

Mais ce sol est fait de quoi ? Est-ce un sol réel ou une sensation, ou bien une construction mentale nécessaire, permettant l'édification de soi, mais aussi le maintien de soi en soi ? Il y a là une nécessité impérative. Peut-être que ce sol interne nous le devons au fait d'avoir été soutenu dans notre enfance, porté dans les bras avant de savoir marcher ? Ces bras nous prêteraient-ils le secours de leur sol, avant que nous ayons le pouvoir d'édifier le nôtre, nous apprenant, par là même, à le construire ? Une sorte de sol par emprunt, par délégation ? La qualité de ce " portage ", la bonne tenue des bras de l'autre, nous ayant évité de chuter, nous encouragerait-il alors à nous porter nous-mêmes ?

On apprendrait ainsi cet appui interne par les autres, non pas seulement du fait d'être porté par eux, mais aussi parce qu'ils nous confirmeraient par leurs soins, leur considération, que nous sommes bien sujet de nous-mêmes, ayant place dans ce monde, place qui est la nôtre.

L'accession à un intérieur qui se tient, ne disparaissant pas au premier coup de vent, il nous donnerait lieu, nous confirmerait comme ayant place en ce monde.

Nos sens ont pour axe central notre corps. Ne jamais oublier cela. Le corps est un corps de sensations et tout passe par lui. Quand on entre dans l'espace, notre corps entre dans un autre corps et ils interagissent. Cela ne transit pas par la pensée, l'intellect, c'est une affaire de corps, de physique, de chimie...

Cet espace physique, ressenti, appréhendé par nos sens, à des représentations mentales, mais elles ne viennent, n'existent réellement que dans un second temps. Les images mentales, les mots et les phrases sont des secondarisations d'un vécu qui lui n'a pas de mots au moment où il est vécu. Les sensations ne sont pas des images et encore moins des dires, elles ont besoin d'être traitées, traduites dans une substance sans matière : images, mots, phrases... Ce qui ne veut pas dire que ce qui est senti, ressenti, vécu ne reste pas en nous.

Le corps à sa mémoire propre ; une mémoire profonde qui nourrit notre monde interne, en venant peupler nos mots de ce quelque chose qu'on n'arrive pas à dire, mais qui pourtant se fait entendre entre les mots, ou à travers les représentations que l'on se fait du monde. Cette substance subtile, c'est peut-être cela qui nous donne de l'épaisseur.

On accorde trop d'importance à la vue alors que notre corps est totalement immergé dans la matière de ce monde.

En fait, l'espace nous l'inventons dans la mesure où ce corps de sensations, qui est le nôtre, ne peut tenir uniquement dans nos images, nos mots - le mot ce n'est pas l'objet. Nous nous figurons l'espace, je veux dire par là que nous l'humanisons, nous le proportionnons à nos proportions, à nos dimensions.

Nous inventons l'espace parce que nous ne pouvons pas faire autrement. Un espace sans nous est impossible à concevoir. Le simple fait d'imaginer que nous ne sommes pas dans un lieu est une façon d'y être. Nous ne pouvons guère nous quitter. Nous devons aussi nous assurer que le monde se tient bien en face de nous. Faire face coûte que coûte. " Ça me regarde oui ou non ! ". Si le monde n'était pas tourné vers nous, ce serait la panique, l'angoisse. " Allez, c'est impossible ! "

Ce qui est rassurant, dans tout cela, c'est que les corps ont des limites, des frontières ; sont ouverts à des possibles, à des impossibles ; à des compatibles ou des incompatibles et qu'ils ne sont pas interchangeables. Ce qui voudrait dire que les corps ont leurs spécificités propres et que c'est cela qui les différentie.

Ce sont ces confrontations aux réels des corps, des espaces, qui nous renseignent sur ce qui différentie nos corps des autres.

Il y a de fait une physique des lieux, une physique propre à chacun d'eux. Faite de tout ce qui s'y tient, y demeure. Entrer dans un espace, être en un lieu est toujours le fait d'une rencontre, et toute rencontre est pluriel, de soi avec ce qui est autre.

La physique d'un lieu impose ses déterminismes au corps qui entre en contact avec lui. Un endroit dégagé, sec et ensoleillé, ne donnera pas les mêmes sensations que s'il est ombragé et humide avec un horizon clos.

Retour sur là où on se tient. Qu'est-ce qui nous tient ensemble ? Aucun objet, chose, quelle que soit sa composition, sa matière n'est vraiment isolée. L'isolement est une construction mentale et non un fait, car toute chose en ce monde est concrètement dans l'espace avec d'autres, ce qui ne veut pas dire qu'on est ensemble (ça, c'est une autre affaire), mais que toute chose se tient dans l'immédiat d'autres, qui peuvent lui être étranger ou pas, mais qui, de toute façon, ne se confondent pas avec lui, avec son corps, cette forme close qui est la sienne et qui cherche à tout prix à maintenir son intégrité, son unité.

Jean-Louis Giovannoni.

Cette rencontre sera retransmise en direct sur Youtube